Elle est rentrée à la librairie avec sa petite fille de 4-5 ans pour lui chercher un livre, un album sympa et joyeux parce qu’en ce moment me dit-elle, sa petite est un peu tristounette, rechigne à aller à l’école, pleurniche un peu tout le temps, et ne veut pas trop aller se coucher.
Je lui montre donc des albums qui me paraissent chouettes: des marrants, des tendres, des poétiques, des sans texte, des livres animés, des livres en noir et blanc ou plein de couleurs pop.
Je raconte des bouts d’histoire en y mettant tout mon cœur, j’imite le gros ours bougon, le crocodile affamé, le caneton neurasthénique … et je vois vite que je ne soulève pas la vague d’enthousiasme habituelle qui accompagne généralement mes conseils éclairés.
Il est vrai que très souvent je déclenche une ola spontanée en librairie, parfois même les gens pleurent d’émotion, ou veulent à tout prix me toucher le visage. Ici, rien. La maman faisait la moue et la petite n’a pas daigné jeter un seul regard sur mes livres, la tête fourrée dans le manteau de sa mère.
Quelle humiliation ! Et devant Gigi en plus ! Je n’allais pas en rester là. Galvanisée par l’adversité, je décidais de relever ce défi en poussant plus avant mes investigations : quelle est donc l’origine de cette mauvaise humeur, une contrariété à l’école ? Un souci à la maison peut-être ?
Rassurée par ma sollicitude, la maman ne se fit pas prier pour passer aux aveux: c’est à cause d’une gastro, me confia-t-elle avec des airs de conspiratrice. Une gastro familiale. On a été malades comme des chiens, je vous raconte pas … (<—– merci). Bon, maintenant ça va mieux mais depuis cet épisode ma petite refuse de faire caca. En tous cas c’est la croix et la bannière. Elle a peur que ça… bref vous voyez quoi. Du coup on se dispute tout le temps ! Et plus on s’énerve plus ça la stresse, plus ça la stresse moins elle arrive à faire caca. Un vrai cercle vicieux. Alors je me suis dit qu’un livre, peut-être… Enfin bon, je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte tout ça ! conclut-elle avec un petit rire nerveux.
Ainsi va la vie du libraire, oscillant entre le déménageur, le gestionnaire, le prescripteur et le thérapeute familial.
Tandis que je rassurais tant bien que mal ma cliente, échangeant avec elle quelques considérations gastriques, je l’éloignais discrètement des vertes contrées de la fiction, pour l’entrainer vers les âpres versants du documentaire. Une petite voix me chuchotait qu’il fallait frapper fort et arrêter de tourner autour du pot (oui, bon…): au diable le rêve et l’imaginaire. Il était temps de rentrer dans le vif du sujet et de regarder enfin le problème en face.
Je le dis sans forfanterie, mais lorsque j’ai dégainé mon bouquin sur la caca, j’ai vu le visage de la petite s’illuminer. Toutes ses interrogations se trouvaient miraculeusement résolues dans ce précieux Graal: à quoi ça sert de faire caca ? Que se passe-t-il une fois qu’on a tiré la chasse d’eau ? Comment reconnaît-on un caca en bonne santé et pourquoi a-t-on parfois des gargouillis ?
Une épiphanie pour ainsi dire. Tout semblait la mettre en joie ! Sans compter les anecdotes croustillantes ( 25 prouts par jour en moyenne par personne) et les dizaines de petits volets à soulever comme elle soulèverait désormais avec légèreté la lunette de ses toilettes, songeant, une fois à l’œuvre, à cette libraire qui avait si bien su la comprendre …. Quelle émotion !
Oui, c’est aussi ça la vie de libraire jeunesse: trouver un documentaire cartonné, ludique et instructif pour résoudre les petits et grands soucis du quotidien. La maman m’a vivement remercié et la petite fille m’a fait un grand sourire en tenant bien fort son livre contre elle.
Je ne suis pas certaine d’avoir permis une vraie rencontre avec la littérature, mais qu’importe, je suis à peu près sûre d’avoir réglé un vrai problème de constipation.
« Mais où il va mon caca ? ». Texte de Mike Goldsmith. Illustrations de Richard Watson. Traduction d’Alice Diamant. Editions Larousse. 13,50 €.